30. Charles Perrault

30.1. La belle au bois dormant

Il était une fois un roi et une reine qui étaient si tristes, si tristes de ne pas avoir d'enfants, si tristes qu'on ne saurait pas le dire. Ils allèrent à toutes les eaux du monde, pèlerinages, dévotions, tout fut fait, mais sans résultats. Enfin la reine devint grosse, et eut une fille. On fit un beau baptème;¨ on donna pour marraines¨ à la petite princesse toutes les fées qu'on put trouver dans le pays (il s'en trouva sept). Chaque fée lui faisait un don, comme c'était la tradition des fées en ce temps-là, et la princesse eut, par cela,toutes les perfections. Après les cérémonies du baptême, toute la compagnie revint au palais du roi, où il y avait un grand festin pour les fées. On avait mis devant chaque fée un couvert magnifique, avec un étui d'or massif où il y avait une cuiller, une fourchette et un couteau de fin or, garnis de diamants. Mais quand chaque fée eut pris place à table, on vit entrer une vieille fée, qu'on n'avait pas invitée, parce qu'il y avait plus de cinquante ans qu'elle n'était sortie d'une tour, et qu'on la croyait morte. cérémonie du premier sacrément; femme qui porte l'enfant au baptême;
Le roi fit donner un couvert, mais il était impossible de lui donner un étui d'or massif, comme aux autres, par-ce qu'on en avait fait faire sept, pour les sept fées. La vieille croyait qu'on ne voulut pas d'elle et disait des choses méchantes entre ses dents. Une des jeunes fées qui se trouvait auprès d'elle, l'entendait, et, croyant qu'elle pourrait donner quelque mauvais don à la petite princesse, alla, après qu'on était sorti de table, se cacher derrière la tapisserie, pour parler la dernière, et pour pouvoir réparer, si possible, le mal que la vieille aurait fait. Alors les fées commencèrent à faire leurs dons à la princesse. La plus jeune lui donna pour don quelle serait la plus belle personne du monde; celle d'après,qu' elle aurait de l'esprit comme un ange; la troisième, qu' elle aurait une belle grâce à tout ce qu'elle ferait; la quatrième, qu'elle danserait parfaitement bien; la cinquième, qu'elle jouerait de toutes sortes d'instruments à perfection; et la sixième, qu'elle chanterait comme un rossignol. Le rang de la vieille fée était venu; elle dit que la princesse se piquerait la main d'un fuseau¨ et qu'elle en mourrait. instrument pour faire du fil ;
Ce terrible don fit trembler toute la compagnie, et il n'y avait personne qui n'en pleurât. Dans ce moment, la jeune fée sortit de derrière la, tapisserie, et dit: "N'ayez pas peur, roi et reine, votre fille ne mourra pas; il est vrai que je n'ai pas assez de force pour réparer complètement ce que mon ancienne a fait; la princesse se piquera la main d'un fuseau, mais elle n'en mourra pas; elle tombera seulement dans un profond sommeil, qui durera cent ans, jusqu'au moment où le fils d'un roi viendra la réveiller."
Le roi, pour prévenir le malheur annoncé par la vieille fée, faisait publier immédiatement un décret par lequel il défendait à toutes personnes de filer au fuseau, ni d'avoir des fuseaux à la maison sur sanction de mort. Quinze ou seize ans après, il arriva que la jeune princesse, courant un jour dans le château, alla jusqu'au haut d'une tour, dans une petite chambre où une bonne vieille était seule à filer au fuseau. Cette bonne n'avait pas entendu parler des défenses que le roi avait faites de filer au fuseau. "Que faites-vous là, ma bonne femme?" dit la princesse.-"Je file, ma belle enfant," lui répondit la vieille, qui ne la connaissait pas. -"Ah!que cela est joli!" reprit la princesse; c"omment faites-vous? Donnez-moi que je voie si je pourrai faire la même cho-se." Elle prit le fuseau, mais comme elle était très vive, elle s'en piqua la main et tomba sans connaissance. La bonne vieille crie au secours; on vient de tous côtés; on jette de l'eau au visage de la princesse; on lui frappe les mains, mais rien ne la faisait revenir. Alors le roi, qui était monté au tumulte, se rappela la prophétie des fées. Il fit mettre la princesse dans un bel appartement du palais, sur un lit de broderie d'or et d'argent. On aurait dit un ange, tant elle était belle; ses joues étaient d'un rouge clair et ses lèvres comme du corail; elle avait seulement les yeux fermés, mais on l'entendait respirer doucement; ce qui faisait voir qu'elle n'était pas morte.
Le roi ordonna qu'on la laissât dormir jusqu'au moment où son heure de se réveiller serait venue. La bonne fée qui lui avait sauvé la vie,était dans le royaume de Mataquin, à douze mille lieues¨ de là; mais elle fut informée, très vite, par un petit nain¨ qui avait des bottes de sept lieues (c'étaient des bottes avec lesquelles on faisait sept lieues d'un seul pas). une lieue égale 4 kilomètres; très petite personne;
La fée partit immédiatement, et on la vit, une heure après, arriver dans une voiture tirée par des dragons. Le roi alla lui présenter la main pour descendre. Elle fut d'accord avec tout ce qu'il avait fait; mais, comme elle était grandement prévoyante, elle pensa que, quand la princesse viendrait à se réveiller, elle serait bien malheureuse toute seule dans ce vieux château; voici ce qu'elle fit:
Elle frappa de sa baguette¨ tout ce qui était dans ce château (mais non pas le roi et la reine): gouvernantes, filles d'honneur, femmes de chambre, gentilshommes, officiers, cuisiniers, gardes, pages; elle frappa aussi tous les chevaux, et la petite Pouffe, petite chienne de la princesse, qui était auprès d'elle sur son lit. Immédiatement après qu'elle les eut touché, ils s'endormirent. Alors le roi et la reine, après avoir donné un baiser à leur chère enfant, sortirent du château, et firent publier des défenses à tout le monde d'y aller. Ces défenses n'étaient pas nécessaires, car dans un quart d'heure, tout autour du château, une si grande quantité de grands arbes et de petits, de ronces et de plantes sortirent de la terre que bête ni homme n'y aurait pu passer; et on ne voyait plus que le haut des tours du château, et seulement de très loin. bâton magique;
Cent ans apès,le fils du roi qui était alors le maître du pays, et qui, était d'une autre famille que la princesse endormie, était allé à la chasse de ce côté-là. Alors il demanda ce que c'était que des tours qu'il voyait au-dessus d'un grand bois. Tout le monde lui répondait comme il en avait entendu parler: les uns disaient que c'était un vieux château où il y avait des, démons; lès autres qu'un géant y demeurait, et qu'il emportait là tous les enfants qu'il pouvait prendre, pour pouvoir les manger plus facilement.
Le prince ne savait pas ce qu'il devait penser de tout cela, lorsqu'un vieux paysan lui dit: "Mon prince, il y a plus de cinquante ans que j'ai entendu dire à mon père qu'il y avait dans ce château une princesse, la plus belle du monde; qu'elle devait y dormir cent ans; et qu' elle serait réveillée par le fils d'un roi, à qui elle était réservée."
Le jeune prince, à ces mots, se sentit tout de feu; il crut, sans balancer, qu'il mettrait fin à une si belle aventure, et poussé par l'amour et la gloire, il décida de voir immédiatement ce qui en était. Il marcha vers le château, qu'il voyait au bout d'une grande avenue où il entra, et ce qui fut pour lui une grande surprise, il vit que personne de ses gens n'avait pu le suivre, parce que les arbres s'étaient refermés immédiatement après qu'il était passé. Il continua son chemin; un prince jeune et amoureux est toujours courageux.Il entra dans une grande cour; c'était un silence terrible; une scène de mort se présentait: il 'y avait des corps d'hommeS et d'animaux qui étaient comme morts. Mais il comprenait au nez rouge des serviteurs qu'ils étaient endormis, et leurs verres, e1 il y avait encore un peu de vin, montraient qu'ils s'étaient endormis en buvant.
Il passe une grande cour de marbre; il monte l'escalier, il entre dans la salle des soldats qui, la carabine sur l'épaule, dormaient. Il entre dans une chambre et il voit sur un lit le plus beau spectacle qu'il eût jamais vu: une princesse qui devait avoir quinze ou seize ans. Il marcha vers elle, et se mit à genoux devant le lit.
Alors, comme la fin de la force magique était venue, la princesse ouvrit les yeux, et, le regardait; "Est-ce vous mcn prince?" lui dit-elle; vous vous êtes fait aittendre bien longtemps."
Le prince, charmé de cela,dit qu'il l'aimait plus que lui- même. Enfin il y avait quatre heures qu'ils, se parlaient. Pendant cette scène, tout le palais s'était réveillé avec la princesse, et recommença son travail. Le prince aida la princesse à se lever; elle était tout habillée et très magnifiquement. Ils passèrent dans un grand salon et y soupèrent, servis par les officiers de la princesse. Les violons jouèrent de belle musique; et après souper, sans perdre de temps le prêtre les maria dans la chapelle du château.

30.2. Le petit Chaperon Rouge

Il était une fois une petite fille de village, la plus jolie qu'on eût su voir; sa mère en était folle, et sa grand-mère plus folle encoré. Cette bonne lui avait fait un petit chaperon. rôuge qui lui allait si bien qu'on l'appelait le petit Chaperon rouge. Un jouresa mère, qui avait fait des galettes lui dit: "Va voir comment va ta grand-mère, car on m'a dit qu'e elle était malade. Porte-lui une galette et ce petit pot de beurre."
Le petit Chaperon rouge partit immédiatement pour aller chez sa grand-mère,qui demeurait dans un autre village. En passant dans un bois elle rencontra le Loup, qui aurait bien voulu la manger mais il n'en avait pas le courage à cause de quelques travailleurs qui étaient dans le bois. Il lui demanda où elle allait. La pauvre enfant qui ne savait pas qu'il était dangereux de s'a arrêter à écouter un loup, lui dit: "Je vais voir ma grand-mère et lui porter une galette, avec un petit pot de beurre, que ma mère lui envcie."
"Demeure-t-elle bien loin?" lui dit le Loup.
"Oh!oui, dit le petit Chaperon rouge; "c'est derrière le moulin que vous voyez là-bas, à la première maison du village."
"Eh bien, dit le Loup; je veux aller la voir aussi; et j'y vais par ce chemin-ci et toi par ce chemin-là; et nous verrons qui y sera le plus tôt."
Le Loup commença à courir de toute sa force par le chemin qui était le plus court, et la petite fille s'en alla par le chemin le plus long, s'amusant à courir près des papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu'elle rencontrait.
Le Loup ne fut pas longtemps à arriver à la maison de la grand-mère; i1 frappe: toc, toc.
"Qui est là?"-"C-est votre fille,le petit Chaperon rouge," dit le Loup en imitant sa voix; "qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre, que ma mère vous envoie."
La bonne grand-mère, qui était dans son lit, parce qu'elle était un peu malade, lui cria: "Entre, la porte est ouverte."
Le Loup entra; il se jeta sur la bonne femme et la mangea en moins de rien, car il y avait plus de trois jours qu'il n'avait mangé. Après, il ferma la porte, et alla se coucher dans le lit de la grand-mère, en attendant le petit Chaperon rouge, qui, quelque temps après, vint frapper à la porte: toc, toc.
"Qui est là?"-Le petit Chaperon rouge répondit: "C'est votre petite-file le petit Chaperon rouge, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre, que ma mère vous envoie."
Le Loup lui cria: "Entre,la porte est ouverte."
Et le petit Chaperon rouge entra.
Le Loup, la voyant entrer, lui dit en se cachant dans le lit: "Mets la galette et le petit pot sur la table."
Le petit Chaperon rouge lui dit: "Ma grand-mère, que vous avez de grands bras!" - "C'est pour mieux t'embrasser ma fille!" - "Ma grand-mère, que vous avez de grandes jambes!" - "C'est pour mieux courir, mon enfant!" - "Ma grand-mère, que vous avez de grandes oreilles!" - "C'est pour mieux écouter, mon enfant!" - "Ma grand-mère, que vous avez de grands yeux!" - "C'est pour mieux te voir, mon enfant!" - "Ma grand-mère, que vous avez de granès dents!"- "C'est pour te manger!" Et en disant ces mots, ce méchant Loup se jeta sur le petit Chaperon rouge, et la mangea.

30.3. La Barbe-Bleue

Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d'or et d' argent, des meubles en broderies, et des carosses tout dorés. Mais, par malheur, cet homme avait la barbe bleue: cela le rendait si laid et si terrible, qu'il n'y avait ni femme, ni fille qui ne s'enfuit de devant lui.
Une de ses voisines, dame de qualité, avait deux filles parfaitement belles. Il lui en demanda une en mariage, et lui laissa le choix de celle qu'elle voidrait lui donner. Elles n'en voulaient pas toutes deuxene pouvant se décider à prendre un homme qui avait la barbe bleue. Ce qui leur déplaisait encore, c'est qu'il avait déjà eu plusieurs femmes, et qu'on ne savait pas ce que ces femmes étaient devenues.
La Barbe-Bleue, pour faire connaissance, les mena, avec leur mère, et trois ou quatre de leurs meilleures amies, à une de ses maisons de campagne, où on demeura huit jours. Ce n'étaient que promenades, que parties de chasse, que danses et festins. Enfin, tout alla si bien que la plus jeune commença à trouver que le maître de la maison n'avait plus la barbe si bleue, et que c'était un très honnete homme. Et quand on fut de retour à la ville, le mariage se fit.
Au bout d'un mois, la Barbe-Bleue dit à sa femme qu'il devait faire un voyage en province, de six semaines, pour une affaire importante; qu'il lui demandait de s'amuser bien pendant son absence.
"Voilà," dit-il, "les clefs des deux grands garde-meubles; voilà celles de la vaisselle d'or et d'argent; voilà celle de mes coffres-forts où est mon or et mon argent. Pour cette petite clef-ci, c'est la clef du cabinet au bout de la grande galerie de l'appartement bas: ouvrez tout, allez partout; mais, pource petit cabinet, je vous défends d'y entrer; s'il vous arrive d'y entrer, vous allez voir ma fureur."
Elle promit de faire exactement tout ce qu'il lui avait ordonné, et lui après l'avoir embrassée, il monte dans son carosse, et part pour son voyage.
Les voisines et les bonnes amies n'attendirent pas qu' on les envoyât chercher pour aller chez la jeune mariée, tant elles avaient d'impatience de voir toutes les richezzes de sa maison, n'ayant pas eu le courage d'y venir pendant que le mari y était, à cause de sa barbe bleue, qui leur faisait peur. Mais leur amie ne s'amusait pas à voir toutes ces richesses à cause de l'impatience qu'elle avait d'aller ouvrir le cabinet de l' appartement bas.
Elle était si dominée de sa curiosité, que,sans penser à ce qu'il était peu correct de quitter sa compagnie, elle y descendit par un petit escalier secret. Arrivée à la porte du cabinet, elle s'y arrêta quelque temps, pensant à la défense que son mari lui avait faite, et à l'idée qu'il pourrait lui arriver malheur d'avoir été désobéissante; mais la tentation était si forte qu'elle ne put la dominer; elle prit donc la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabinet.
D'abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées. Après quelques moments, elle commença à voir que le plancher était couvert de sang séché, et que, dans ce sang, se reflétaient les corps de plusieurs femmes mortes: c'étaient toutes les femmes que la Barbe-Bleue avait épousées, et qu'il avait tuées l'une après l'autre. Elle pensa mourir de peur, et la clef du cabinet, qu'elle avait retirée de la serrure, lui tomba de la main. Après avoir un peu retrouvé son courage, elle ramassa la clef, referma la porte, et monta à sa chambre. Ayant constaté que la clef du cabinet était couverte de sang, elle l'essuya deux ou trois fois; mais le sang ne s'en allait pas, car la clef était fée, et il était impossible de la nettoyer.
La Barbe-Bleue revint de son voyage le soir même, et dit qu'il avait reçu des lettres, qui lui avaient dit que l' affaire pour laquelle il était parti, était devenue un succès. Sa femme fit tout ce qu'elle put pour lui montrer qu'elle était heureuse de son prompt retour.
Le jour aprèspil lui redemanda les clefs; et elle les lui donna,mais d'une main si tremblante, qu'il comprit immédiatement tout ce qui s'était passé. "Comment est-ce possible," lui dit-il, "que la clef du cabinet n'est pas avec les autres??"-"Il faut," dit-elle, "que je l'aie laissée là-haut sur ma table."-"N'oubliez pas,dit la Barbe-Bleue;de la donner cet après-midi."
Après plusieurs excuses, elle dut apporter la clef. Après l'avoir regardé, la Barbe-Bleue dit à sa femme: "Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef?"-'"Je n'en sais rien,repondit la pauvre femme, plus pâle que la mort. -"Vous n' en savez rien!" reprit la Barbe-Bleue; "je le sais bien, moi. Vous avez voulu entrer dans le cabinet! Eh bien, madame, vous y entrerez et irez prendre votre place auprès des dames que vous avez vues."
Elle se jeta aux pieds de son mari en pleurant, et en lui demandant pardon de n'avoir pas été obéissante. Elle aurait émotionné un rocher, mais la Barbe-Bleue avait le coeur plus dur qu'un rocher. "Il faut mourir, madame," lui dit-il; "et immédiatement."-"S'il faut mourir," répondit-elle, "donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu."-"Je vous donne un demi-quart d'heure," reprit Barbe-Bleue; "mais pas un moment de plus."
Quand elle fut seule, elle appela sa soeur, et lui dit: "Ma soeur Anne, monte, s'il te plait, sur le haut de la tour pour voir si mes frères ne viennent pas; ils m'ont promis qu'ils viendraient me voir aujourd'hui; et si tu les vois, fais leur signe de faire vite."
La soeur Anne monta sur le haut de la tour; et la pauvre malheureuse lui criait de temps en temps: "Anne,ma soeur Anne,ne vois-tu rien venir?" Et la soeur Anne répondait: "Je ne vois rien que le soleil et l'herbe verte. "Descends donc vite," criait la Barbe-Bleue; "ou je monterai là-haut." - "Je viens," répondait la femme;et puis elle criait: "Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?" - "Je Vois," répondit la soeur Anne, "une grosse poussière qui vient de ce côté-ci..." - "Sont-ce mes frères?" - "Hélas, non, ma soeur: c'est un troupeau de moutons..."
"Ne veux-tu-pas descendre?" criait la Barbe-Bleue.-"En-core un moment," répondait sa femme; et puis elle criait: "Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?"-"Je vois," repondit-elle, "deux cavaliers qui viennent de ce c6td-ci, mais ils sont bien loin encore."-"Dieu merci!" s'écria-t-elle; ce sont mes frères"
La Barbe-Bleue commença crier si fort que toute la maison en trembla. La pauvre femme descendit, et alla se jeter à ses pieds en pleurant. "C'est inutile," dit la Barbe-Bleue; il faut mourir." Puis, la prenant d'une main par les cheveux, et de l'autre levant le couteau en haut pour frapper. La pauvre femme, le regardant avec des yeux mourants, lui demanda de lui donner un petit moment pour prier. "Non, non," dit-il; "recommande-toi bien à Dieu," et, levant son bras... Dans ce moment, on frappa si fort à la porte que la Barbe-Bleue s'arrêta. On ouvrit, et immédiatement on vit entrer deux cavaliers, qui, l'épée à la main, coururent droit à la Barbe-Bleue. Il vit que c'étaient les frères de sa femme et il s'enfuit immédiatement pour se sauver; mais les deux frères coururent après lui si vite qu'ils le prirent avant qu' il pût arriver au perron. Ils lui'passèrent leur épée à travers le corps, et le laissèrent mort. La pauvre femme était presque aussi morte que son mari, et n'avait pas la force de se lever pour embrasser ses frères.
La Barbe-Bleue n'avait pas d'enfants et ainsi sa femme resta metresse de tous ses biens. Elle en employa une partie à marier sa soeur Anne avec un jeune gentilhomme dont elle était aimée depuis longtemps; une autre partie à acheter des fonctions de capitaines à ses deux frères, et le reste à se marier elle-même à un très honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu'elle avait passé avec la Barbe-Bleue.